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C’était il y a 50 ans...

Réserve naturelle du lac Abraham, N.-É. (Photo de Len Wagg)

Réserve naturelle du lac Abraham, N.-É. (Photo de Len Wagg)

Par Peter Neily

Il y a cinquante ans, au début de ma carrière de forestier, j’ai fait connaissance avec « Big Red », surplombant d’autres épinettes rouges et poussant au sein d’une forêt Wabanaki (acadienne) ancienne. Il était situé près de l’entrée du sentier de la réserve naturelle du lac Abraham de Conservation de la nature Canada (CNC) et accueillait ceux et celles qui s’aventuraient sur ce site forestier. Mesurant plus de 25 mètres de haut, avec un diamètre de plus de 70 centimètres, cet arbre majestueux était âgé de plus de 300 ans. Malheureusement, il était plutôt seul. En effet, il y avait peu, voire aucun, autres arbres de la même taille ou du même âge. De toute évidence, cette imposante épinette rouge avait survécu à une perturbation qui avait eu lieu il y a très longtemps.

Peter Neily et Big Red en 1996, Abraham Lake, N.-È. (Photo reproduite avec sa permission)

Peter Neily et Big Red en 1996, Abraham Lake, N.-È. (Photo reproduite avec sa permission)

En 1995, la compagnie Scott Worldwide Inc. a fait don de cette terre boisée à CNC et en 2006, elle a été désignée comme réserve naturelle du lac Abraham en vertu de la Special Places Protection Act (loi sur la protection des sites d’exception) de la Nouvelle-Écosse. Aujourd’hui, ce site, d’une superficie totale de 383 hectares, est géré conjointement par CNC et la Province.

Grâce aux améliorations apportées aux panneaux de signalisation et aux sentiers, les personnes, y compris les scientifiques, qui foulent son sol peuvent vivre une expérience mémorable en observant et en étudiant la biodiversité et l’écologie de cette forêt ancienne. L’épinette rouge, qui a une longue durée de vie, tolère l’ombre, deux attributs qui contribuent grandement à assurer la pérennité de l’écosystème de cette espèce au sein de la forêt Wabanaki (acadienne). Toutefois, comme aucun arbre ne peut échapper à la mort, c’est ce qui est arrivé à Big Red à l’approche du nouveau millénaire. Au fil du temps et des intempéries, Big Red a « rendu son dernier souffle » et est allé rejoindre le tapis forestier, ce qui a fourni un nouvel habitat à une variété de mammifères, d’amphibiens, d’invertébrés et de champignons, en plus de libérer des nutriments dans le sol. Je me souviens d’avoir emprunté les sentiers après qu’il soit tombé et de m’être demandé lequel des autres arbres lui succéderait. Jamais je n’aurais pu m’imaginer ce qui allait suivre.

Un arbre tombé donne la vie en se décomposant et en restituant des nutriments dans le sol de la forêt (Photo de Peter Neily)

Un arbre tombé donne la vie en se décomposant et en restituant des nutriments dans le sol de la forêt (Photo de Peter Neily)

En 2016, mon emploi comme forestier pour le gouvernement de la Nouvelle-Écosse m’a donné l’occasion de survoler la réserve naturelle du lac Abraham pour y constater l’étendue des dégâts causés par une infestation de dendroctones de l’épinette (un insecte) en cours depuis plusieurs années. Un grand nombre des plus anciennes épinettes rouges grisonnaient et mouraient depuis un certain temps, alors que plusieurs recouvraient déjà le sol. D’autres, en revanche, étaient encore debout (des chicots), et permettaient aux oiseaux de nicher, de se percher, de se reposer, de se nourrir et de s’accoupler

La réaction des écosystèmes forestiers à la mortalité est quelque peu différente de celle observée chez les organismes pris individuellement. Les facteurs de perturbation des forêts sont nombreux et peuvent être plus ou moins graves. En règle générale, les forêts anciennes d’épinettes rouges perdent quelques individus annuellement et, à l’occasion, une petite brèche ou une parcelle se crée. Les ouragans et les feux de forêt sont les principales causes qui entraînent des dégâts importants et, historiquement, ils sont peu fréquents. Malheureusement, en septembre 2022, la tempête tropicale Fiona, accompagnée de vents de 120 kilomètres à l’heure, a renversé et cassé des arbres, si bien que le couvert végétal a été entièrement détruit à plusieurs endroits de la réserve naturelle. Plus particulièrement dans la partie la plus ancienne du site, au sud du lac Abraham, soit là où se trouvait Big Red.

La destruction provoquée par l'ouragan Fiona en 2022, N.-É. (Photo de Peter Neily)

La destruction provoquée par l'ouragan Fiona en 2022, N.-É. (Photo de Peter Neily)

Cet été-là, je suis retourné à la réserve naturelle et j’ai été bouleversé. Des arbres déracinés gisaient les uns sur les autres. Des chicots résultant de la destruction causée par l’épidémie de dendroctone de l’épinette étaient encore debout à certains endroits, rappelant de manière saisissante cet épisode. Ce qui est étonnant, c’est que plusieurs grandes épinettes rouges étaient encore en vie. En effet, des arbres et de petites parcelles peuvent encore être trouvés un peu partout sur le site, même si leur avenir est incertain, car ils sont probablement affaiblis et seront vulnérables face aux tempêtes hivernales à venir. J’y ai aussi trouvé plusieurs jeunes arbres (de 2 à 4 mètres de haut) peu endommagés, ainsi qu’une parcelle d’épinettes rouges en pleine régénération, de taille beaucoup plus modeste, qui semblaient impatientes de commencer à revitaliser l’écosystème forestier.

Après le passage de Fiona, de petits plants d'épinettes rouges, de sapin baumier et de bouleaux jaunes annoncent la composition de la prochaine forêt, N.-É. (Photo de Peter Neily)

Après le passage de Fiona, de petits plants d'épinettes rouges, de sapin baumier et de bouleaux jaunes annoncent la composition de la prochaine forêt, N.-É. (Photo de Peter Neily)

Pour beaucoup, la perte de cette magnifique forêt ancienne est déplorable, mais la nature doit répondre aux besoins de l’ensemble de la biodiversité, et les perturbations comme celles provoquées par Fiona peuvent offrir des occasions de prospérer à de nombreuses espèces qui, normalement, ne se plairaient pas dans une forêt ancienne. Sous peu, ce sera au tour d’une jeune forêt vigoureuse de succéder à cet exemple autrefois remarquable d’une forêt d’épinettes rouges Wabanaki (acadienne). Et même s’il est extrêmement improbable que beaucoup puissent retrouver, et encore moins emprunter, les anciens sentiers, de nouveaux sentiers seront créés. Enfin, peut-être que dans 150 ans, un nouveau Big Red, plus jeune, sera élu par la forêt pour accueillir à son tour une nouvelle génération de spécialistes de la forêt. 

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